Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/379

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fureur et l’impiété règnent au milieu du deuil universel. D’où il résulte qu’il n’est pas d’acte pieux envers le prochain qui ne devienne impie, s’il mène à sa suite la perte de l’État, et qu’au contraire il n’est pas d’acte impie envers le prochain qui ne soit réputé pieux, s’il a pour but le salut de l’État. Par exemple, si à celui qui lutte contre moi et s’efforce de m’arracher ma tunique, j’abandonne encore mon manteau, voilà un acte de piété ; mais est-il reconnu que cela est funeste au salut de l’État, il est pieux au contraire de l’appeler en jugement, bien qu’il doive encourir la peine de mort. C’est ce qui explique la gloire de Manlius Torquatus, qui sut faire prévaloir dans son cœur le salut du peuple sur l’amour paternel. Que suit-il de là ? que de salut du peuple est la loi suprême à laquelle doivent se rapporter toutes les lois divines et humaines. Or, comme c’est au souverain seul qu’il appartient de déterminer ce qui est nécessaire au salut du peuple et à la tranquillité de l’État, et d’ordonner ce qui lui a paru convenable, n’en résulte-t-il pas qu’il n’appartient qu’au souverain de déterminer la manière dont chacun doit pratiquer la piété envers le prochain, c’est-à-dire la manière dont chacun doit obéir à Dieu ? Par là nous comprenons clairement de quelle manière le souverain est l’interprète de la religion ; nous comprenons encore que personne ne peut réellement obéir à Dieu qu’en accommodant le culte de la piété, obligatoire pour tous, à l’utilité publique, conséquemment, qu’en obéissant à tous les décrets du souverain. Ne sommes-nous pas obligés, tous sans exception, par la volonté de Dieu, à pratiquer la piété, à éviter de causer du dommage à qui que ce soit ? Et ne s’ensuit-il pas qu’il n’est permis à qui que ce soit de secourir celui-ci au détriment de celui-là, encore moins au détriment de l’État tout entier ? Ne s’ensuit-il pas que personne ne pratique la piété envers le prochain, selon les desseins de Dieu, qu’en accommodant la piété et la religion à l’utilité publique ? Or aucun particulier ne peut savoir ce qui est utile à l’État autrement que par les