Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/53

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de quoi les hommes sont capables, il ne laissa pas de frémir à l’aspect de cet affreux et cruel spectacle. D’un côté, il voyait commettre un parricide sans exemple et une ingratitude extrême ; de l’autre il se voyait privé d’un illustre Mécène et du seul appui qui lui restait.

C’en était trop pour terrasser une âme commune ; mais une âme comme la sienne, accoutumée à vaincre les troubles intérieurs, n’avait garde de succomber. Comme il se possédait toujours, il se vit bientôt au-dessus de ce redoutable accident. De quoi un de ses amis, qui ne le quittait guère, ayant témoigné de l’étonnement : Que nous servirait la sagesse, repartit notre philosophe, si en tombant dans les passions du peuple, nous n’avions pas la force de nous relever de nous-mêmes ?

Comme il n’épousait aucun parti, il ne donnait le prix à pas un, il laissait à chacun la liberté de ses préjugés ; mais il soutenait que la plupart étaient un obstacle à la vérité ; que la raison était inutile si on négligeait d’en user, et qu’on en défendit l’usage où il s’agissait de choisir. Voilà, disait-il, les deux plus grands et plus ordinaires défauts des hommes, savoir, la paresse et la présomption. Les uns croupissent lâchement dans une crasse ignorance, qui les met au-dessous des brutes ; les autres s’élèvent en tyrans sur l’esprit des simples, en leur donnant pour oracles éternels un monde de fausses pensées. C’est là la source de ces créances absurdes dont les hommes sont infatués, ce qui les divise les uns des autres, et ce qui s’oppose directement au but de la nature, qui est de les rendre uniformes, comme enfants d’une même mère. C’est pourquoi il disait qu’il n’y avait que ceux qui s’étaient dégagés des maximes de leur enfance qui pussent connaître la vérité ; qu’il faut faire d’étranges efforts pour surmonter les impressions de la coutume, et pour effacer les fausses idées dont l’esprit de l’homme se remplit avant qu’il soit capable de juger des choses par lui-même. Sortir de cet abîme était, à son avis, un aussi grand miracle que celui de débrouiller le chaos.

Il ne faut donc pas s’étonner s’il fit toute sa vie la guerre à la superstition ; outre qu’il y était porté par une pente naturelle, les enseignements de son père, qui était homme de bon sens, y avaient beaucoup contribué. Ce bon homme lui ayant appris à ne la point confondre avec la solide piété, et voulant éprouver son fils, qui n’avait encore que dix ans, lui donna ordre d’aller recevoir quelque argent que lui devait une certaine vieille femme d’Amsterdam. Entrant chez elle, et l’ayant trouvée qui lisait la Bible, elle lui fit signe d’attendre qu’elle eût achevé sa prière. Quand elle l’eut finie, l’enfant lui dit sa commission, et cette bonne vieille lui ayant compté son argent : Voilà, dit-elle, en lui montrant sur la table, ce que je dois à votre père. Puissiez-vous être un jour aussi honnête homme que lui ; il ne s’est jamais écarté de la loi de Moïse, et le ciel ne vous bénira qu’autant que vous lui ressemblerez. En achevant ces paroles elle prit l’argent pour le mettre dans le sac de l’enfant ; mais lui, qui le ressouvenait que cette femme avait toutes les marques de la fausse piété dont son père l’avait averti, le voulut compter après elle, malgré sa résistance ; et y trouvant deux ducatons à dire, que la pieuse vieille avait fait tomber dans un tiroir par une fente faite exprès au-dessous de la table, il fut confirmé dans sa pensée. Enflé du succès de cette aventure, et de voir que son père lui eût applaudi,