Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/136

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contemple se dresse alors devant elle avec la pureté et le calme d’un songe. Comment Schopenhauer a-t-il pu dire que ce qui surgit ainsi est l’idée platonicienne ? C’est un contre-sens que Nietzsche tirera au clair vers 1876[1]. Mais voici où Nietzsche et Schopenhauer s’accordent. L’intelligence résume ses expériences sensibles en concepts de plus en plus généraux. Les objets pour l’intelligence savante sont à l’intersection des courbes de généralisation que tracent les concepts ; et tout l’univers est un tel réseau de courbes, où se meut le vouloir raisonnant. Si le raisonnement se taisait avec le vouloir, nous saisirions encore le général, mais par intuition.

Comment méconnaître ici une influence de Gœthe sur Schopenhauer ? Ce que Schopenhauer voit se dessiner dans une vision à la fois colorée et intellectuelle, c’est l’Urphænomen et l’Urtypus de Gœthe. Le grand poète avait cru que les esprits supérieurs voient les choses sous l’aspect de l’éternité. La structure générique de la plante ou du vertébré, son diagramme le plus général, leur apparaissent dans un dessin sommaire, et pourtant précis, qui contient virtuellement toutes les plantes et tous les vertébrés. L’existence physique ou organique se réduit à un petit nombre de phénomènes très généraux et représentables. La vie d’une plante se déroule comme la création d’un univers : un principe formatif {nisus formativus) travaille sur une matière qu’il organise à son image comme un démiurge. Ces généralités, Gœthe soutenait, contre Schiller, qu’il les voyait. « Ich gebe viel aufs Schauen », avait-il objecté un jour à Lavater. Les faits eux-mêmes de la science, il les voyait en artiste : Il en construisait des figures imagées, mais baignées de lumière intellectuelle. Il était Klares Weltauge. En lui


  1. Ibid., § 14-18 (XIX, 273-281).