Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/135

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ment une telle connaissance, loin de nous affranchir, nous fait seulement mieux voir les liens multiples qui nous tiennent en lisière. Il n’y a d’affranchissement que si l’on peut, par delà le relatif et le passager, atteindre à l’absolu immobile.

Cette connaissance nouvelle doit être hétérogène à la connaissance scientifique. Elle le sera, parce qu’elle poursuit un autre objet que la science, et parce que devant cet objet le sujet connaissant a une autre attitude. Et quoi d’étonnant à ce que la connaissance s’approfondisse, quand l’homme qui la construit en lui, se libère ? C’est par la régénération de l’homme que se transforme son savoir. Prendre conscience de notre vouloir, c’était déjà s’approcher de l’absolu. Il faut à présent faire un progrès nouveau dans cette connaissance. Il faut éteindre en nous le vouloir, et avec lui la conscience de nous-mêmes[1].

Cette abdication nous apporte une grave lumière. Dans le silence de notre volonté, les objets aussi feront taire leur volonté agressive. S’il y a moyen de jeter sur les choses un regard désintéressé, de les voir sans les vouloir, avec l’oubli total de nous et de notre condition, sans vaines craintes, sans espoirs chimériques, sans tumulte de désirs, un objet nouveau se dressera devant nous, dans une vision fixe et intense. L’état d’esprit où nous pouvons ainsi nous transporter a des ressemblances avec l’hallucination et la folie. Le moi s’y absorbe et s’y perd. Toutefois le fou s’attache obstinément à son intérêt étroit ; et l’obsession des images, au lieu de l’affranchir, l’enchaîne. Il en va autrement, quand l’intelligence, accidentelle dans la vie commune, vient à prédominer et transfigure le vouloir dont elle est communément serve. L’objet qu’elle


  1. Schopenhauer, Welt als Wille und Vorst. Ergänzungen zum III. Buch., chap. xxx (II, 434 sq.).