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où l’on voulait ancrer l’existence de l’univers. Le rapport de la connaissance rationnelle à la connaissance irrationnelle sera redevenu problématique. Ce qui demeure de la doctrine de Schopenhauer, c’est seulement une vue sur la hiérarchie des esprits.

IV. La hiérarchie des esprits. — Cette hiérarchie se définit par le genre et le degré de conscience à laquelle arrivent nos pensées plus ou moins émancipées du vouloir-vivre. Au bas de l’échelle : 1o le sauvage ne vit guère que d’une vie animale ; 2o notre prolétaire encore, tout absorbé par l’effort de subvenir au besoin du jour et de l’heure, mène, dans le tumulte et dans les querelles, une vie où la connaissance ne sert que le plus immédiat vouloir ; 3o le praticien ou le commerçant qui vit dans des spéculations à longue échéance et dans le souci de faire durer sa maison et la collectivité, fonde déjà bien plus profondément dans le réel son existence ; 4o le savant, par delà les personnes, étudie le passé entier et le cours durable de l’univers ; 5o seuls l’artiste et le philosophe n’étudient plus aucun objet précis : ils se placent devant l’existence elle-même. Ils sont en présence de l’éternel[1].

Retenons l’image de ces bas-fonds où une multitude condamnée à la plus chiche existence matérielle, vit dans le dénuement de l’esprit et dans la médiocrité morale[2]; d’une canaille qui est légion, et où tous les sots et tous les aigrefins fraternisent : « Das Pack ist in Menge vorhanden und hait eng zusammen. Alle Lumpe sind gesellig[3]. » Nietzsche gardera la forte impression de cette humanité grégaire dont Schopenhauer se gausse en boutades


  1. Parerga, Vereinzelte Gedanken, § 333 (V, 628).
  2. Parerga, Den Intellect betreffende Gedanken, chap. III, § 57 (V, 95).
  3. Ibid., Paraenesen und Maximen (IV, 478); — Vereinzelte Gedanken, chap. xx, § 242 (V, 500, 502).