Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/143

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aigres. Mais le vieux sceptique se satisfaisait de ces sarcasmes : « la misérable nature de la race humaine reste la même en tous les temps. » Nietzsche a reçu de son origine, de son tempérament et de Wagner une mission d’éducateur, qu’il assume avec la fougue de Fichte, et avec la gravité sacerdotale de Platon. Puis le transformisme moderne lui ouvre des possibilités d’espérer, que le rationalisme cartésien seul avait eues avec cette sereine certitude.

Faut-il redire que Schopenhauer n’a pas pensé grand bien des savants ? Rappeler ses satires sur leur servilité, leur goût de plaire, leur paresse de ruminants à l’étable, leur « sottise de veaux » en dehors de leur spécialité, leur goût des querelles et des vaines préséances ? Le chapitre sur l’érudition et les érudits, dans les Parerga est une gerbe de cuisantes orties, dont Schopenhauer caresse le visage des magisters suffisants de la science officielle. Il est l’ébauche de ces Considérations intempestives sur les historiens et les philologues, où Nietzsche reprendra ce motif, enrichi de son expérience.

L’emprunt vrai de Nietzsche fut cependant la théorie du génie ; et dans l’intellectualisme sceptique, où il fera une halte entre 1874 et 1881, c’est encore l’interprétation schopenhauérienne du génie qui persiste. Il le définit avant tout comme un développement prodigieux d’une intelligence plus affranchie du besoin sensible. Pourtant il faut marquer avec insistance la différence que crée entre Nietzsche et Schopenhauer la théorie qui, chez ce dernier, fait de l’intelligence une ouvrière salariée de la volonté. Et aussi bien une théorie analogue ramènera Nietzsche dans le voisinage de Schopenhauer après 1882. L’exactitude abstraite qui fait des méthodes de la science des instruments de précision si redoutables, c’est le tranchant affilé d’un outillage préparé pour une action agressive.