Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/144

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L’entendement n’atteint qu’une vérité pratique. Au contraire, une intelligence détachée du besoin, élargie et affranchie, se fait irrationnelle.

Combien cette généralisation de l’expérience d’un Gœthe, d’un Schiller, d’un Hœlderlin a dû toucher Nietzsche ! Il n’y a pas de leit-motiv plus douloureux et plus constant dans sa vie. L’homme de génie est aux autres hommes ce que dans un homme l’intelligence est à la volonté. Chez lui le cerveau mène une existence à part. Il ne sert plus le corps. L’œuvre du génie n’est pas utile, comme celle des autres hommes. La multitude défriche et bâtit, achète et vend, fonde, organise, d’un zèle infatigable ; et les hommes du commun estiment les services mutuels qu’ils se rendent. Le génie seul ne rend service à personne. Il ne rend même pas service à la science. Il lit à même le « livre du monde »[1]. Il distingue les grandes lignes des formes qui se lèvent des brumes de l’avenir. On croit lire déjà Nietzsche, quand Schopenhauer décrit cette vie du penseur solitaire qui sent sa solidarité avec les générations à venir :

« L’homme qui conçoit une pensée vraiment grande sent, au moment même de la concevoir, son existence se prolonger à travers les siècles ; et, de même qu’il travaille pour la postérité, il vit avec elle[2]. »

D’emblée l’attitude de Nietzsche fut remplie de cette émotion de l’homme qui « étend la main sur les siècles », mais qui aussi, selon la métaphore de Schopenhauer, est un naufragé occupé à bâtir, sur son île perdue, un monument pour se signaler à des navigateurs qui ne sont pas encore en vue.


  1. Parerga, Vereinzelte Gedanken, chap. xxii, § 258 (V, 520).
  2. Ibid., chap. xx, § 242 (V, 503).