Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/148

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sinon un génie du succès dans l’action. Ce génie travaille seulement sur une autre matière. La pratique morale supérieure est toutefois irrationnelle comme la besogne du métaphysicien et comme l’œuvre de l’artiste,

La matière morale, à laquelle il s’agit de donner une forme, c’est le caractère des hommes. Tous les actes humains sortent d’un caractère, et s’exercent en vertu de mobiles définissables. Le rôle de l’intelligence est de présenter les mobiles au vouloir qui s’y conforme. La difficulté très grande de cette philosophie apparut tout de suite à Nietzsche. On conçoit le jeu des mobiles isolés, mais comment concevoir métaphysiquement le caractère, si le vouloir est un dans tous les êtres? Comment dans le flot profond et unique du vouloir se délimiterait ce tourbillon qui serait la force propre de notre moi intelligible? Y a-t-il déjà des individus dans le vouloir unique? Schopenhauer n’a-t-il pas dit toujours que les individus ne diffèrent que dans l’ordre des phénomènes? Ainsi s’explique cette appréciation de Nietzsche sur son maître, formulée en 1867 : « Schopenhauer n’a pas résolu le problème de l’individuation et il le savait[1] . » Voilà ce qui a retenu Nietzsche sur la position fichtéenne. Son effort a toujours tendu à définir dans le vouloir diffus de l’univers des foyers fixes, où établir l’individualité.

C’est ce qui ne l’a pas empêché d’aborder l’étude des phénomènes moraux avec un questionnaire schopenhauérien. L’intention de Schopenhauer n’a jamais été de formuler une morale : elle était de donner une interprétation philosophique des faits. Comment aurait-il rédigé un code des devoirs? Dans l’ordre phénoménal tout est déterminé; dans l’ordre des choses en soi tout est immobile. Nos actes sont deux fois immuables. Il est vain de


  1. E. Foesrster, Leben Nietzsches, I, 345.