Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/169

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peult desprendre sans remors[1]. » Montaigne ainsi poussera Nietzsche dans le sens de Darwin. Il sait qu’il y a une origine humble et peu respectable des lois et des croyances morales[2]. Quelle est cette origine ? voilà où Montaigne hésite. Il faudra des théoriciens plus profonds et plus modernes pour orienter Nietzsche : Ce sera le moment où il écoutera surtout Pascal et, après Pascal, les transformistes du xixe siècle. Les indications fugitives de Montaigne pourtant, ne seront pas oubliées : « La plupart des règles et préceptes du monde prennent ce train de nous pousser hors de nous, et chasser en la place, à l’usage de la société publique. » Une utilité sociale, chimérique ou réelle, est la raison d’être lointaine de tous les devoirs et de toutes les lois. Cette utilité change, et cependant les contraintes, les croyances qu’elle fondait lui survivent. Nous n’en doutons pas alors même qu’elles ont cessé d’être justifiées : « L’assuéfaction endort la veue de nostre jugement[3]. » Il faudra d’abord « se défaire de ce violent préjudice de la coustume ». On « sentira son jugement tout bouleversé et remis pourtant en bien plus sûr état[4] ». Montaigne croit à une « transvaluation » urgente de toutes les croyances reçues. Mais son terme de comparaison, c’est un bon sens qui s’enquiert des nécessités présentes et de la situation de chacun. Ce « jugement bouleversé », voilà tout ce qui distingue le libre esprit du vulgaire. Pour le vulgaire, « les loix se maintiennent en crédit, non parce qu’elles sont

  1. Essais, I, 127. C’est le texte que vise Nietzsche, t. XIII, 324 (§ 789).
  2. Ibid., II, 249 : « Il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et s’ennoblissent en coulant, comme nos rivières ; suyvez les contre-mont jusqu’à, leur source, ce n’est qu’un petit sourgeon d’eau à peine recognoissable. Voyez les anciennes considérations qui ont donné le bransle à ce fameux torrent, plein de dignité, d’horreur et de révérence ; vous les trouverez si légières et si délicates… »
  3. Ibid., I, 121.
  4. Ibid., I, 130.