Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/180

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dans tous ses traits principaux le procédé même de Nietzsche à ses débuts.

D’emblée, le spectacle sur lequel s’ouvre la philosophie de Pascal est pathétique : c’est l’homme au milieu de « ces effroyables espaces de la nature qui l’enferment ». Personne ne me dit « pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’à un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et qui me suit »[1]. L’homme est « sans lumières » et « tout l’univers muet ». C’est « un néant à l’égard de l’infini ». « Je suis seul, seul, abimé dans l’infinie immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent[2]. » Dans son aveuglement irrémédiable et dans le hasard prodigieux de sa destinée, que deviendra « cet animal qui se reconnaît si faible », s’il ne réussit à s’orienter ? « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher, il branle et nous quitte[3]. » Mais s’orienter, c’est penser. « Travaillons donc à bien penser. » C’est d’abord notre seule chance de survivre un peu, et, si nous mourons, notre seule dignité. Car « par l’espace, l’univers m’engloutit et me comprend. Par la pensée, je le comprends »[4], c’est-à-dire que je l’enveloppe et suis plus grand que lui. Notre première pensée, c’est l’épouvante, disait Pascal, et Nietzsche a donné souvent aussi l’impression du même effroi métaphysique, dont il était secoué jusque dans ses os. Notre seconde pensée est la fierté légitime qui nous redresse dans cette tragique solitude où nous vivons en présence des mondes. C’est l’attitude que Nietzsche a le

  1. Pensées, IX, 1.
  2. Ibid., XI, 8 ; I, 1, XXV, 16.
  3. Ibid., I, 1.
  4. Ibid., I, 6, ébauche citée en note.