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La Rochefoucauld, selon Nietzsche, est resté à mi-chemin. Il a nié les bonnes qualités de l’homme en ce qu’il leur découvre une origine différente de celle que leur assigne une commune et pathétique croyance. Il aurait dû nier aussi nos qualités mauvaises, car elles ne sont mauvaises qu’au regard du même pathétique moralisant[1]. Si la méthode de La Rochefoucauld est excellente, son jugement, à l’inverse de ce que pensait Rohde, demeure « contaminé de morale ». Il se fait complice de la grande calomnie chrétienne. Or, en matière morale, les jugements que nous portons ne laissent pas intacte la réalité, elles la transforment peu à peu et en renouvellent la substance. Projeter sur les choses un regard qui les enlaidit, c’est créer de la laideur vraie. Calomnier les hommes, c’est les rendre méchants. Ainsi, par la vanité et l’intolérance des bons, maintes qualités de l’homme se sont trouvées mal famées à la longue, et par là nuisibles. Un moraliste devra surgir, qui prenant le contre-pied de La Rochefoucauld, démontrera cet effet nocif de la vertu chrétienne. Nietzsche a souhaité être ce moraliste[2].

Il reste que ce pessimisme de La Rochefoucauld révèle un homme du xviie siècle, sympathique aux vices robustes plutôt qu’aux défauts faibles. C’en est assez pour que Nietzsche y trouve à glaner. La médiocre estime où La Rochefoucauld tient la pitié, « passion qui n’est bonne à rien au-dedans d’une âme bien faite, qui ne sert qu’à affaiblir le cœur, et qu’on doit laisser au peuple », a eu tout de suite l’adhésion de Nietzsche[3]. Puis, ce qui dénote le grand seigneur, c’est que le ressort le plus ordinaire de tous les actes humains est, pour La Roche-

  1. Nachlass de 1881-1886. (XII, 268.)
  2. Ibid., XII, 269. Wille zur Macht, § 94.
  3. Menschliches, 1, § 50. (II, 71.) — La Rochefoucauld, Portrait par lui-même. Ed. Thénard (Jouaust), p. 6.