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d’abaisser les autres » ; si bien qu’ « à une grande vanité près, les héros sont faits comme les autres hommes »[1].

Par quelles ressources de moralité échapperait-on aux tenailles de ce terrible raisonnement ? où trouver l’héroïsme vrai et le désintéressement pur ? L’analyse de La Rochefoucauld les cherche par-delà les formes sociales de la vertu et dans des profondeurs où la conscience elle-même n’atteint plus. Il y a une « valeur parfaite », une intrépidité et une force d’âme qui, dans le calme d’une raison dont elles conservent le libre usage au milieu de tous les périls, restent supérieures aux calculs mesquins de l’intérêt, et indifférentes même au suffrage du moi orgueilleux qui les regarde. La nature « et la fortune avec elle » font de telles âmes de héros[2]. Et il y a aussi sans doute un amour pur, mais peu de gens l’ont vu : « C’est celui qui est caché au fond du cœur et que nous ignorons nous-mêmes[3]. »

Nous ne sommes jamais « en liberté d’aimer ou de cesser d’aimer », quand parle en nous cet amour rare et fatal. L’héroïsme et l’amour pur éclosent comme des fleurs miraculeuses et divines. Leur naissance est un mystère, et La Rochefoucauld de s’apercevoir aussitôt que la nature, qui les crée inexplicablement, ne sait pas si elle les crée pour le bien ou pour le mal. « Il y a des héros en mal comme en bien. » Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts[4]. La nature, qui a prescrit des bornes à chacun, dès sa naissance, pour ses vertus et pour ses vices, est donc seule responsable de ses crimes ou de ses hauts faits, et d’une certaine façon, le « naturalisme » de La Rochefoucauld innocente le mal, contrairement à ce que Nietzsche avait cru d’abord.

  1. Réflexions, 213, 21.
  2. Ibid., 130, 445.
  3. Ibid., 76, 69.
  4. Ibid., 185, 190.