Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/202

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Il y a donc déjà une appréciation « immoraliste » dans ce jugement où La Rochefoucauld trouve le vice moins opposé à la vertu que la faiblesse, sous prétexte que la faiblesse qui tient à la nature ne se corrige point[1]. On peut faire de la vertu avec des vices vigoureux ; on ne peut la tirer de l’infirmité inoffensive et mesquine. La Rochefoucauld nous avertit que les épithètes usuelles par lesquelles nous qualifions nos actes, ne dépeignent que la valeur sociale de ces actes et non leur essence. Au regard d’une analyse exacte, les mêmes passions que l’on accuse de tous nos crimes méritent d’être louées de nos bonnes actions. Le fonds d’où elles sortent est le même ; et de cette origine identique il peut naître des contraires[2]. Or, n’est-ce pas là le point de départ de cette philosophie nietzschéenne qui, de tous les faits contradictoires de la moralité, voulait connaître d’abord la généalogie ? « Comment une chose peut-elle sortir de son opposé : la logique sortir de l’illogisme, la contemplation désintéressée sortir du vouloir concupiscent, la vie pour autrui de l’égoïsme ? » Ce fut le problème posé par Nietzsche au seuil de Menschliches, Allzumenschliches.

Il se découvre, à l’examen, qu’il n’y a pas de contradictions dans la nature. Il n’y a que des « sublimations », selon le mot de Nietzsche, où la matière morale initiale s’affine et s’épure jusqu’à ce que les sédiments grossiers n’en soient plus reconnaissables. Le transformisme moral explique cette différenciation des contradictoires. Les moralistes français, et La Rochefoucauld le premier, ont poussé Nietzsche dans la recherche ambitieuse et féconde, par laquelle il a voulu devenir le Lamarck de la morale.

  1. Réflexions, 130, 445.
  2. Ibid., 11 : « Les passions en engendrent souvent qui leur sont contraires. »