Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/210

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la force sombre qui les a enfantés dans le besoin. Cet art de dépister la passion sous une rationalité d’emprunt, de la goûter et de découvrir sous la sécheresse des pires abstractions morales la vie qui les a un jour animées est ce que Nietzsche appellera un jour le Gai savoir ; et si, après avoir achevé la critique acérée de toutes les normes morales, de tous les préjugés passés dans l’usage, il en tente l’apologie, si le plaidoyer par lequel il les justifie, sans en être dupe, lui parait la « dernière forme et la dernière finesse où puisse se manifester sur terre la noblesse de l’âme »[1], c’est aux moralistes français qu’il doit cette noblesse.

Pour Fontenelle comme pour Nietzsche, l’erreur, et non la vérité, est donc la principale institutrice de la vie. La nature dispose notre cœur à nous inspirer de toutes les erreurs dont nous avons besoin[2]. En fait de contrevérités salutaires, rien ne nous est refusé. Si le bonheur consiste à être trompé abondamment, notre lot est riche. Cette conclusion blesse notre vanité intellectuelle, mais elle assure notre bien-être. Fontenelle est de ces sceptiques assez modestes pour ne pas tirer gloire de leur clairvoyance, et assez philanthropes pour ne pas souhaiter la répandre. L’une de ses convictions les plus profondes, c’est que cette clairvoyance causerait aux hommes bien des douleurs :

Si par malheur la vérité se montrait telle qu’elle est, tout serait perdu ; mais il paraît bien qu’elle sait de quelle importance il est qu’elle se tienne toujours assez bien cachée[3].

Il n’y a pas d’idée vraie qui ne soit triste ; et ce serait déjà une raison de préférer l’erreur, qui du moins peut apporter avec elle de l’agrément :

  1. Frœhliche Wissenschaft, § 55. {W., 89.)
  2. Pauline, Dialogue avec Gallirrhée, p. 72.
  3. Raimond Lulle, Dialogue avec Artémise, p. 93.