Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/211

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Vous voulez faire des réflexions, nous dit la nature. Prenez-y garde ; je m’en vengerai par la tristesse qu’elles vous causeront[1].

Que la pensée claire soit contre nature, les classiques allemands aussi l’ont pensé. Ils l’ont jugée impie et criminelle contre la vie. Schiller, Hoelderlin et Kleist ont été d’accord sur cette influence néfaste et dissolvante de la réflexion. En cela, ils répètent à satiété une doctrine des moralistes français. Mais ce n’est pas son impiété que les Français du xviie siècle reprochaient à la pensée. Ils lui en voulaient de nous paralyser par tout ce qu’elle nous révèle. Si notre bonheur est lié à l’action, tout ce qui paralyse l’action est source de tristesse. Or, c’est là la tare profonde de toute pensée :

On devient trop sage et on n’est pas assez homme. On pense, et on ne peut plus agir ; et voilà ce que la nature ne trouve pas bon[2].

En quoi donc consiste cette paralysante révélation que la pensée nous apporte ? Elle nous apporte deux faits douloureux :

1o La révolution copernicienne, en modifiant la notion que nous avons de l’univers, a causé une véritable révolution morale. Elle a diminué l’importance de la terre dans le ciel astronomique, et amoindri par là le rôle de l’homme dans l’univers. L’effroi que ressent Pascal du « silence éternel de ces espaces infinis » n’est que la forme la plus pathétique du grand frisson causé universellement par cette vue nouvelle du monde. Toutes les croyances formulées dans les livres saints, qui s’appuient sur une notion ptoléméenne du ciel étoilé, s’en trouvèrent discréditées d’un coup. Dans l’édifice de la religion chrétienne, plusieurs assises s’étaient mises alors à chanceler.

  1. Parménisque, Dialogue avec Théocrite, p. 82.
  2. Ibid.