Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/214

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les moralistes français fut cette sagesse détachée et compréhensive qui doit situer les hommes et les idées dans la pluralité des mondes moraux, comme la science sait assigner à la terre sa place dans le monde sidéral.

II — Le reste de la doctrine de Fontenelle est une variante gracieuse de La Rochefoucauld, où l’originalité ne dépasse pas les vues ingénieuses de détail. Il juge que la conduite humaine s’inspire de passion égoïste et de vanité. Mais la vanité ne peut-elle se défendre, comme une source de chimères qui, parfois, peuvent être belles ? Comme on ne peut pas faire de l’or avec des métaux vils, on ne fera pas de la pure vertu avec les matériaux impurs de la vanité.

On n’y parviendra jamais, mais il est bon que l’on prétende y parvenir. Du moins en le prétendant on parvient à beaucoup d’autres vertus, à des actions dignes de louanges et d’estime[1].

Le désintéressement, la parfaite amitié sont la pierre philosophale de la morale. Comme les rêveries des alchimistes ont fondé la chimie positive, ainsi les efforts pour réaliser la pure vertu fondent une connaissance expérimentale de la moralité concrète. Si la pure vertu est hors de la portée humaine, il importe pourtant que « les hommes aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime… On perdrait courage si on n’était pas soutenu par des idées fausses »[2]. De l’avis de Lucrèce elle-même, « le secours de l’imagination est nécessaire à la raison. » Et si c’est une autre chimère que la gloire, encore est-elle la plus puissante du monde : « Elle est l’âme de tout, on la préfère à tout » ; sans elle on ne ferait plus d’actions héroïques.

  1. Raymond Lulle, Dialogue avec Artémise, p. 92.
  2. Ibid., p. 92.