Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/215

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Ces passions, qui sont la vie même, c’est donc l’imagination qui les nourrit. Faut-il crier à la déraison parce qu’il se trouve qu’une chimère vaniteuse tire de l’énergie humaine des résultats fructueux que le devoir n’en obtiendrait pas seul ? Quand on aime ce qui est grand, il faut accepter un peu de ce qu’il comporte de faux. C’est une philosophie de découragement que d’enseigner que la nature ne veut pour les hommes que des plaisirs simples, aisés, tranquilles, tandis que les hommes seuls auraient inventé l’ambition qui ne leur prépare que des plaisirs embarrassants, incertains, difficiles à acquérir. Ce n’est pas à des hommes du siècle de Louis XIV qu’il faut apprendre que « la nature n’inspire pas moins les désirs de l’élévation et du commandement »[1] que les penchants plus humbles et placés plus près de nous, et si on fait observer que les plaisirs de l’ambition sont faits pour trop peu de gens, n’est-ce pas leur reprocher leur plus grand charme ?

Fontenelle ne se froisse pas de l’impureté passionnelle de nos mobiles. Il sait toute l’astuce que se permettent les âmes qui idéalisent. Dans toutes les amours, il y a quelque chose de cette erreur un peu volontaire dont se flattaient Callirhée ou Pauline : elles admettaient qu’elles avaient été aimées du dieu Scamandre ou du dieu Anubis, quand elles n’avaient reçu que le baiser d’un amant tout humain. Il faut avoir pour tous les idéals le scepticisme de ces héroïnes complaisantes à l’égard de la divinité de leurs amants, et l’attendrissement avec lequel elles parlent de leurs faiblesses. Puis, sans illusion sur la sainteté de ces idéals, il faut fermer les yeux sur la faiblesse charnelle à la faveur de laquelle les âmes admet-

  1. Dialogue de Marie d’Angleterre et d’Anne de Bretagne, pp. 47, 48.