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C’est de quoi se souviendra Nietzsche ; et parmi les préjugés qu’il a tenu à extirper, celui du moi est parmi les plus profonds :

Nous mettons un mot où commence notre ignorance, et quand nous ne voyons plus au delà. Par exemple le mot moi, le mot faire, le mot subir. Ce sont là peut-être des ligues d’horizon de notre connaissance, mais non pas des vérités[1].

Les idéologues français aussi avaient cru qu’on ne peut descendre au-dessous de ce que nous révèlent les affleurements superficiels de notre nature profonde. Mais n’est-ce rien que de pouvoir eu décrire la stratification ? Au lieu d’être dans cette grande incertitude où s’étaient trouvés les premiers moralistes, Montaigne ou Pascal, les idéologues occupent donc là un terrain solide. Inconnaissable à la conscience, le moi se décèle par la permanente structure des couches sous-jacentes qu’on reconnaît aux plis de la surface. Une sorte de géologie morale peut en tracer le dessin et en deviner l’inclinaison. Elle découvre notre manière habituelle de chercher le bonheur. Le remplissage entre les aspérités, « c’est ce que la politesse, l’usage du monde, la prudence fait sur un caractère »[2]. Pourtant ce qui décide, c’est l’assise principale du caractère et sa pente. Elle permet de prévoir tout le bien et tout le mal qu’on en peut attendre.

Ce bien ne consiste jamais à suivre un devoir ; ce mal ne consiste jamais à s’y refuser. Autant demander qu’on déplace les arêtes rocheuses du globe. Avant tout, quittons cette manie kantienne ou rousseauiste « de voir des devoirs partout ». La vertu, c’est d’augmenter le bonheur des hommes, et le vice d’augmenter leur malheur. « Tout

  1. Nietzsche, Wille zur Macht, § 482. (W., XVI, 12.)
  2. Stendhal, Corr. inéd., I, p. 183.