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bonheur. Mais le bonheur où tendent nos actes, comment serait-il analysable ? Il jaillit de la source profonde où coïncident la vie de l’âme et celle du corps. Il y a autant de formes du bonheur qu’il y a d’âmes liées à des corps différents. On peut préciser les conditions sociales que le bonheur suppose. Car le bonheur n’est pas le même dans toutes les sociétés ; il y a donc des façons de gouverner qui produisent un bonheur humain plus général ou plus complet. Il existe une sorte d’échelle sur laquelle on est assuré de monter d’un échelon chaque siècle », et ainsi une petite partie de l’art d’être heureux peut se constituer à l’état de science exacte[1]. La science sociale des idéologues prescrira des réformes ou conseillera des régressions par lesquelles le bonheur sera facilité. Les Vénitiens de 1770 étaient plus heureux sous le Conseil des Dix que de nos jours les Américains de Philadelphie, malgré leur esprit d’ordre et leur austère activité[2]. Mais les gouvernements ne peuvent rien si la plante humaine n’est elle-même vivace ; et elle n’est pas en tous pays d’une égale vigueur, ni de la même qualité.

On découvre ici une difficulté de la conception stendhalienne. La science du bonheur dont l’aspect social est en pleine lumière, plonge aussi dans la psychologie individuelle, c’est-à-dire dans la « science des mobiles de nos actions ». Elle a donc les limites de cette science.

Or, aucune analyse, selon Stendhal, ne peut suivre le travail subconscient où s’élabore le bonheur de chacun. Nous ne savons même pas ce que c’est que le moi[3].

  1. De l’Amour, p. 264.
  2. Rome, Naples et Florence, p. 48.
  3. Rome, Naples et Florence, p. 236 : « Qu’est-ce que le mot ? Je n’en sais rien. Je me suis un jour réveillé sur cette terre. Je me trouve lié à un corps, à un caractère, à une fortune. Je me soumets à leurs défauts.