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grave d’une civilisation gouvernée par l’idée du « sacré ». Car cette idée, une fois ancrée, pénètre les moindres actes de la vie. Les peuples pliés à cette servitude de l’âme peuvent accomplir de grandes choses ; ils sont impropres à la liberté. L’idée du « sacré » vicie leur intelligence pour toujours. Avant tout, la caste « sacrée » usurpe le pouvoir de décréter le savoir permis, l’art permis. Toute activité et toute pensée individuelles sont réputées criminelles devant les grands despotismes hiératiques qui ont fondé les États religieux de l’Égypte, de l’Assyrie, de la Babylonie, de la Perse. Sans doute ils atteignent du premier coup au « style », c’est-à-dire à cette unité qui décèle une même pensée présente dans toutes les formes de l’activité matérielle et morale. Mais la plus noble des facultés humaines, la faculté de se rajeunir, leur fait défaut[1]. Ils produisent tout ce que peut créer de grand la répétition indéfinie des mêmes formes monumentales. Si les arts et les sciences chez eux sont précoces, ils sont stérilisés aussitôt par le mystère qui enveloppe le savoir et par l’interdiction de toucher aux formules saintes[2]. Qu’il s’ajoute à tout cela une religion attachée à la notion d’un « au-delà », la contemplation triste et l’ascétisme paralyseront à jamais l’énergie d’un tel peuple. L’Égypte n’a jamais été qu’une vaste nécropole.

Un grand dessèchement de la sève vitale, voilà ce dont périt la civilisation grecque, lorsque, à Byzance, par l’avènement de la religion chrétienne, triompha la croyance en un « au-delà » immatériel, où la prière et sortilège des prêtres accueillent les âmes ou dont ils les bannissent. Pour Burckhardt, c’est la péripétie la plus considérable de la vie de l’Occident. À dater de là, il n’y a

  1. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 85.
  2. Ibid., p. 106.