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ce qu’elle suppose de « bigarrure », de mépris pour les formes consacrées[1]. À un grand homme, il faut d’emblée passer les « incorrections », les irrégularités, les infamies de sa vie. Il le faut, d’abord parce que nous sommes moins grands que lui, et que nous ne sommes donc pas ses juges. La multitude, pour qui le génie travaille, ne lui reproche pas les moyens dont il use. Elle les lui passe et elle les oublie; et il n’y a pas de souffrances qu’elle ne lui pardonne de lui avoir imposées, pourvu qu’il l’ait menée au but où tendait son instinct obscur. Si Napoléon III avait accompli une œuvre aussi glorieuse que Napoléon Ier, croit-on qu’on ne lui eût pas passé le crime de décembre[2]? Par ce culte que les peuples vouent à leurs grands hommes, sans leur savoir mauvais gré d’avoir été martyrisés par eux, il apparaît que le génie a une fonction sociale. Son rôle est « d’accomplir une volonté qui dépasse celle de l’individu »[3]. Ce que la foule des hommes d’un temps ou d’un pays ne conçoit peut-être pas clairement, ce qu’elle appelle d’une aspiration confuse, le génie le réalise d’un acte sûr. Une solidarité mystérieuse existe entre l’égoïsme qui pousse cet individu d’élite, et l’intérêt ou la pensée de la collectivité qu’il conduit.

Burckhardt essayera-t-il de définir, de dévoiler les moyens d’action dont dispose un grand homme? Il ne serait pas alors schopenhauérien. Il sait au contraire que le vouloir profond, qui unit entre eux les individus à leur insu, ne livre pas son secret. Si le génie est vraiment l’interprète de cette volonté collective, ses racines plongent à des profondeurs que n’atteint pas notre exploration : Die wirkliche Grœsse ist ein Mysterium[4].

Ce qu’on voit le mieux si l’on essaie de suivre à la

  1. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 63.
  2. Ibid., p. 247.
  3. Ibid., p. 244.
  4. Ibid., p. 212.