Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/285

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piste la démarche du génie, c’est la facilité prodigieuse de l’intellect, pour qui toute complication s’évanouit ; qui voit clair dans la pire confusion, qui discerne les moindres détails avec la même sûreté que les ensembles, et qui surtout avance, avec une certitude inexplicable, dans l’appréciation exacte des réalités. Nulle apparence ne le trompe, nulle vaine clameur, nulle mode. L’opinion ameutée ne l’induit pas en erreur sur ce qui sera la résistance réelle ou ce qui restera fanfaronnade pure. Il évalue exactement les forces vives ; il sait comment et quand elles atteignent leur limite d’action ; et, de son côté, devine avec impeccabilité l’instant d’agir. Sa volonté est si vigilante qu’elle ne perd jamais une occasion d’être souveraine[1]. Mais surtout c’est cette force de volonté qui est décisive. Le génie, pour Burckhardt, est donc une volonté concentrée, énorme, sûre, et dont la fascination magique entraîne de gré ou de force, dans une admiration dénuée de résistance, la foule des hommes[2]. Nietzsche, le Nietzsche sceptique de Menschliches, Allzumenschliches essaiera d’approfondir le mystère de cette action magique ; et c’est là aussi le sortilège inexpliqué qui remplira de son inquiétude le Zarathustra.

Après cela, le goût de la lutte, le besoin de vivre dans la tempête, le choix du danger et de la guerre, quand la paix ou le compromis seraient possibles, à seule fin d’imposer l’œuvre pour laquelle il se sent fait. Parmi les disciplines que Nietzsche considérera comme indispensables à la production d’une grande œuvre, il y aura ce précepte d’affronter constamment le risque le plus grand, l’effort le plus douloureux, la vie la plus dangereuse. Mais c’est là la force d’âme telle que l’avait définie

  1. Burckhardt, Weltgeschichtliche Betrachtungen, p. 234-236.
  2. Ibid., p. 222, 236.