Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/289

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de ce qui, obscurément, tourmente les foules ; la fonction des poètes est de l’exprimer en symboles lumineux et sonores. De cela seul qu’une idée ou une forme nouvelle peut surgir dans une pensée de philosophe ou d’artiste, il suit que quelque chose de profond est changé dans la conduite des hommes. Car cette idée ou cette forme n’émergerait pas sans un obscur besoin social qui l’a appelée. Lentement donc, à travers les affirmations discontinues et ténues de Burckhardt, filtre cette pensée : il n’y a pas de hasard absolu dans l’apparition des hommes de génie. Une nécessité les sollicite ; il faut admettre que la conscience des hommes plonge comme dans une nappe souterraine de vouloir vague et collectif et que de certains esprits descendent, les yeux ouverts, dans cette profondeur. Ces esprits ont, pour toujours, la vision de ce qui est éternel dans la vie d’un peuple. Les penseurs découvrent ainsi, par explorations successives, les régions de l’esprit ; et les hommes d’action réalisent les conditions extérieures sans lesquelles une civilisation n’est pas possible. Toutefois, ceux-là seuls sont grands qui, par la pensée ou par l’action, ont fait passer un peuple d’une phase de civilisation à une autre phase. Des crises terribles marquent « les épousailles des temps anciens avec l’ère nouvelle » ; et l’homme de génie en est le premier rejeton.

Avons-nous eu tort de soutenir que la préoccupation foncière de cet historien en apparence impassible est métaphysique ? Mais cette pensée de la communion entre le vouloir de génie et le vouloir de la foule, Nietzsche la reprendra. Nous aurons à dire comment il essaie de concevoir cette mystérieuse solidarité, quand Burckhardt seulement l’affirme nécessaire et inconcevable.

Il reste que pour Burckhardt la civilisation, si elle tient à la possibilité de sélectionner le génie, doit avoir des