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ment collectif des hommes, quelque négociation secrète entre leur besoin urgent et cette force individuelle géante qu’on appelle un individu supérieur. Le voici à sa place et déployant le ressort de sa volonté ; et, du coup, on sent que la destinée collective est transformée.

Il n’est donc pas possible d’être grand en toutes choses. Les travaux de l’intelligence pure ne comportent pas tous une supériorité. On devine quelque chose de l’esprit qui inspirera Nietzsche plus tard[1], quand on lit chez Burckhardt qu’un historien ne peut être grand. Laisser défiler devant soi les faits, être le premier à les constater, ou à découvrir dans les archives la trace de ce qui fut, cela peut être un mérite, mais n’a pas de grandeur. Est grand dans la science quiconque découvre une loi importante de la vie ; et l’histoire n’a jusqu’ici découvert que des lois partielles et contestables. Elle n’a encore rien fait pour nous aider à vivre, puisqu’elle n’asseoit pas encore de résultats généraux et assurés. Découvrir que le soleil ne tourne pas autour de la terre, voilà certes une découverte grande, et la pensée humaine est émancipée depuis lors. On peut accorder à Burckhardt qu’une ère nouvelle de civilisation commence avec une découverte de cette importance.

Mais ne reconnaît-on pas la prévention philosophique dans cette remarque : « C’est avec les grands philosophes seulement que commence le domaine de la grandeur vraie, unique, que rien ne remplace ; le domaine de la force anormale, de la personnalité dévouée à ce qui est général[2] » ?

À côté des philosophes il place les poètes et les grands politiques. Leur fonction à tous est de prendre conscience

  1. Dans la IIe Unzeitgemaesse, § 6. {W., I, 332 sq.)
  2. Ibid., p. 218.