Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/295

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vie est le rêve d’une ombre ; le temps fallacieux est suspendu sur les hommes et roule avec lui les flots de la vie ». « La vie est meurtre, sang versé, jalousie et haine ; après quoi nous attend, chargée de honte, grommelante et solitaire, une vieillesse de maladie et de débilité », gémissent les vieillards d’Œdipe à Colone.

Y a-t-il de l’habileté et du parti-pris dans ces rapprochements ? Burckhardt a-t-il choisi arbitrairement des textes significatifs pour en exagérer la portée ? On peut dire plutôt qu’il lit les Grecs dans un esprit nouveau, celui du romantisme et du pessimisme allemands. Il pense que nous retirerons, d’un commerce assidu avec les Grecs, cette impression dominante de mélancolie, et que nous entendrons à travers leur littérature à tous les âges un même et grand thrène funèbre, qui aurait pour contenu la sagesse de Silène torturé : « La plus désirable des conditions pour l’homme serait de n’être pas né ; mais ce qui serait préférable en second lieu, ce serait de mourir le plus tôt possible. »

Et comme les textes des poètes, les mythes mêmes sur lesquels ils travaillent, parlent déjà confusément. On a analysé à l’infini l’idée du Destin grec inéluctable et qui lie jusqu’à la volonté des dieux. Combien il nous paraît plus redoutable si nous savons que notre destinée, où Zeus en personne ne peut rien, courbé qu’il est sous la menace d’un oracle qui lui prédit sa fin, est une destinée de permanent désastre ! Pour Burckhardt il n’y a pas de mythologie plus ténébreuse dans sa tristesse que la grecque. Elle crie les injustices de la vie par toutes ses légendes, par la chute prématurée de ses héros les plus purs. Que de larmes sur une jeunesse charmante ou héroïque, fauchée dans sa fleur, sur Linos, sur Hylas, sur Adonis ! Les demi-dieux les plus bienfaisants et les plus pitoyables aux hommes sont ceux qui souffrent le plus