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douloureux martyre. Le supplice d’Héraclès ou de Prométhée suffirait à entretenir dans les âmes, au dire de Burckhardt, un mépris obscur de la marche des choses et une révolte.

Je ne peux pas suivre ici Burckhardt dans cette explication qu’il essaie du sens véritable des mythes. Il croit ce sens caché sous des couches multiples et stratifiées d’expressions imagées qu’il faut déchiffrer. Ce qu’il nous faut dire c’est que Nietzsche a suivi passionnément Burckhardt, surtout dans la recherche des témoignages préhomériques. Mais en disant avec franchise que la méthode scientifique ne suffit pas à cette recherche[1], Nietzsche a fait un aveu plus net de son arrière-pensée doctrinale. Comme Burckhardt, mais avec une sorte de satisfaction désolée, il a constaté que cette régression par delà l’époque d’Homère menait à une région ténébreuse de cruauté.

À l’origine des Grecs il n’y a aucune « sérénité ». Le monde préhomérique, qui fut le sein vivant et fécond d’où est sorti l’hellénisme, a dû appartenir aux « enfants de la nuit », à toutes les forces du mal. On devine une époque sombre de férocité, de ténèbres béotiennes, remplie d’une sensualité funèbre comme celle des Étrusques, et d’une orgie de meurtre et de vengeance. Une Grèce très voisine de l’Orient antique, voilà ce qu’il nous faut nous figurer avant Homère ; et cela Creuzer l’avait bien vu[2]. Il restait à Nietzsche une découverte à faire, et où Burckhart ne l’a point aidé. Car sans doute le spectacle permanent d’un monde de lutte et de cruauté doit donner le dégoût de vivre et fait concevoir l’existence

  1. Nietzsche, t. X, p. 495 (écrit en 1875).
  2. Nous aurons à dire en quoi consiste l’influence de Creuzer sur Nietzsche.