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une croyance propre à consolider leur pouvoir. Mais quand ils créent eux-mêmes, ils créent les genres de la prose, c’est-à-dire les genres qui travaillent pour la liberté de l’esprit. Les philosophes, de Thalès à Platon, sont de souche aristocratique ou royale. Les orateurs d’Athènes sont comme Antiphon les chefs de la noblesse ; ou, comme Andocide ou Eschine, ils sortent du haut sacerdoce[1].

Dans ce changement paradoxal des rôles, Nietzsche voit un fait profond qui se vérifie pour toute aristocratie et qui a dû être vrai deux fois de l’aristocratie hellénique. L’aristocrate de naissance a le goût naturel de la distance, de la hauteur et de la méprisante contemplation. 11 aime à dépasser son point de vue de caste, au moins en idée. Qu’un de ces aristocrates, de sens spéculatif, mais plein de cet esprit tyrannique qui est leur tare à tous, se sente méconnu dans sa cité, il forgera contre sa propre caste les armes qui la livreront à la vengeance des classes d’en bas. Le préjugé de caste brisé dans un esprit d’élite, il ne lui reste plus que cette féroce jalousie ancestrale qui ne veut reconnaître aucune supériorité. Il attaque jusqu’à la croyance religieuse, sur laquelle repose la cité. Son scepticisme qui engage la lutte contre les illusions de la foi sociale, détruit le dévouement aussi qui attachait les âmes à la cité. La raison, la critique, la science, sont des armes aristocratiques. Platon lui-même qui, abhorre le peuple, s’insurge contre Homère et l’éducation poétique. Les historiens livrent le secret de la politique de la cité et la jugent avec une hauteur de vues, qui se sent au-dessus de la patrie elle-même.

C’est que l’aristocrate n’est supérieur que s’il s’émancipe et il ne s’émancipe que par ambition haineuse. Lié

  1. Nietzsche, Philologica, t. XVIII, pp. 188-192.