Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/325

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par sa croyance et par son intérêt de caste, il ne donne pas sa mesure, La poésie par surcroit est un métier laborieux, et l’aristocrate n’aime que l’oisiveté noble[1]. Les aristocrates, quand ils se résignent au travail nécessité par la ciselure patiente des vers, l’ont appris dans la misère de l’exil. Le métier des vers appartient à des gens de peu tels qu’Hésiode et aux petits fonctionnaires de la prêtrise inférieure, d’où sortirent Pindare et tous les grands tragiques. Ainsi la poésie est une montée des humbles vers la culture ; mais par la croyance qu’elle maintient, elle est une mainmise prolongée de l’esprit nobiliaire sur les foules. Les classes inférieures apportent à l’œuvre poétique une piété plus ingénue et cette opiniâtreté qui sait aimer la peine. C’est ce qui ne doit pas nous faire oublier que la croyance religieuse, quand elle s’épanouit en œuvres d’art, est déjà surannée. Le scepticisme des aristocrates l’a détruite, et du coup la chute de l’aristocratie est certaine. Nietzsche prétend dégager de ce fait une grande leçon générale.

Le progrès ne lui paraît possible que par ce double déclassement. Le démos s’attache à la gloire des traditions aristocratiques et s’ennoblit par elles. L’aristocratie entreprend la lutte de l’esprit, parce qu’elle est seule assez intelligente pour se juger elle-même et par là travailler à l’émancipation de tous les individus comme de la cité. Il en sera toujours ainsi. Les aristocrates de l’esprit feront toujours le travail souterrain qui mine les croyances vieillies, et rien n’est plébéien comme la dévotion attardée des poètes pour les superstitions imagées qui soutiennent un ordre social ancien.

Cela était enseigné de 1875 à 1876, au temps où

  1. Nietzsche, Philologica, t. XVIII, pp. 192.