Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ammien lui-même, malgré sa mauvaise humeur, ne signale aucune démoralisation comparable à celle qui avait indigné Juvénal sous les Césars. Il y a un progrès universel de la moralité consciente et qui va jusqu’à l’ascétisme. Où donc est la décadence ?

Elle est dans le retour à des habitudes de pensée primitives, comme elle est dans la décrépitude physique. Le succès du néoplatonisme en est, à lui seul, un indice. Aucune doctrine n’avait jamais assuré un rang aussi éminent à la vie de l’âme. Elle apparaissait, cette âme, comme une émanation du divin, et en de certains moments, mérités par une vie pure, on la croyait capable d’apercevoir Dieu[1]. À coup sur, un tel état d’esprit appelait d’avance le christianisme. Mais comment le définir, si ce n’est en disant que la mentalité prélogique reprenait son empire sur les âmes ? La vénération populaire allait d’elle-même, non plus aux divinités plastiquement présentes du paganisme ancien, mais à des génies immatériels. L’habitude d’accorder moins de réalité à l’apparence tangible qu’aux ombres qu’elle abrite, voilà, comme aux temps primitifs, le contenu de la vie mentale. Or, cette impuissance où se trouvent les hommes à se représenter exactement la réalité terrestre et à s’en contenter, fait précisément cette diminution de vigueur et ce manque d’équilibre intellectuel où consiste la « décadence ».

C’est là une doctrine que Nietzsche a tout entière admise, et pour lui l’avènement du christianisme, après la victoire romaine, a été le second grand malheur qui ait frappé les Grecs, puisque dès lors commence l’ère des « intelligences fumeuses » (der dumpfen Intellecte). Mais il sait, par Burckhardt et par Franz Overbeck, que ces ténèbres de l’intelligence étaient primitives chez les Grecs

  1. Burckhardt, Die Zeit Constantins, p. 257.