Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/340

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leur représente les injures subies. Ils veulent une vengeance atroce, inexpiable qui ait pour elle l’admiration, la terreur, et le rire de tout le monde, et dans les familles paysannes italiennes il se passe des tragédies comparables à celles qui souillent la famille des Atrides[1].

Que, dans une société où tout encourage les pires excès de la passion, il se produise des exemplaires de pure, d’absolue et d’atroce méchanceté, comment s’en étonner, puisque d’emblée, par son mépris de la religion et de la loi, l’Italien est sans frein moral ? L’empoisonnement, l’assassinat mercenaire font partie de ce remous de passions violentes ; mais cette violence et cet irrespect pouvaient fructifier en belles actions. C’est parce qu’il y a eu un César Borgia, fils de pape, soldat cruel, incapable de reculer devant aucun meurtre, que la libération de l’Italie et du monde a pu être un instant possible. « Quel conclave ç’aurait été que celui où, armé de tous les moyens dont il disposait, César Borgia se serait fait élire pape par un collège de cardinaux opportunément réduits par le poison, en un temps où aucune armée française n’était dans le voisinage ? L’imagination se penche sur un abime à suivre de telles hypothèses. » Stendhal n’avait pas pris plus de plaisir que Burckhardt à suivre ces raisonnements de conjecture pour se démontrer l’utilité relative de la passion pure et de l’absolue immoralité. César Borgia n’aurait pu gouverner l’État pontifical sans détruire le papisme à jamais.

Et comment exiger davantage si cette immoralité a eu toujours pour contrepoids un sentiment de l’honneur où s’associaient l’égoïsme le plus sain avec la conscience la plus délicate, et où se retrouvaient et se retrempaient toutes les plus nobles qualités de l’homme ? Par là se rétablit, à la

  1. Burckhardt, Kultur der Renaissance, p. 347.