Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/348

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l’a toujours tenu pour un des « maîtres de la prose » ; et de notre temps Léopardi, Prosper Mérimée, Walter Savage Landor lui paraissaient seuls ses égaux, bien qu’il lui reprochât de la corruption venue de Jean Paul et de son élève Carlyle, la fausse prodigalité des images et des idées. Mais, au sortir de l’amertume où l’ont plongé La Rochefoucauld et Chamfort, et dans la répugnance constante avec laquelle il lit Carlyle, ce lui est un soulagement de revenir à cet écrivain pur, dépouillé de pédantisme, « nourri d’ambroisie, et qui laisse dans les choses ce qu’elles ont d’indigeste »[1]. L’heureux tempérament d’Emerson, sa bonté si sereine et spirituelle désarmaient la gravité de Nietzsche : « Il est littéralement vrai de dire qu’il ne sait combien il est vieux, et combien il sera jeune dans l’avenir[2]. » Or c’est la formule même dont Nietzsche aimait à se servir pour dire l’immortelle jeunesse qu’il se croyait promise ; à ce compte, et par cette gaieté jeune dans la sagesse ancienne, Emerson est un des prototypes de Zarathoustra.

Pourtant, quelles peuvent être les affinités entre cet incrédule Nietzsche et Emerson qui fut toute sa vie un libre croyant ? Il vaut mieux ne pas s’attarder à ces différences superficielles. Il existe beaucoup de chrétiens nietzschéens[3]. Emerson, mystique très convaincu, n’a pas prévu toutes les théories de Nietzsche ; mais il a obligé Nietzsche à les établir.

  1. Frœhliche Wissenschaft, livre II, § 92. (W., V, p. 124.) — Fragments posthumes de Menschliches, § 342. (W., XI, p. 111.)
  2. Nietzsche, Gœtzendaemmerung, Streifzüge eines Unzeitgemaessen, § 13.(W., VIII, p. 127.)
  3. Il s’est trouvé en Allemagne des prédicateurs protestants pour professer en chaire les doctrines de Nietzsche et les trouver conciliables avec le christianisme. V. le pasteur Kalthoff, Zarathustra-Predigten, 1905 ; le pasteur Rittelmeyer, Nietzschce und das Christentum, 1905.