Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/349

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

I. La critique du temps présent. — On se figure que Nietzsche a eu de la sympathie pour la critique acérée que fait Emerson de la civilisation présente, pour son éloquent gémissement sur notre manque de vigueur et de nerf, sur la misère de cœur dont souffre notre société polie. « Pleurnicheurs et lâches », ce sont les noms dont il qualifie les contemporains bien avant que la III° Considération intempestive eût incriminé, elle aussi, notre pusillanimité paresseuse[1]. La première vertu est d’oser être nous-mêmes, d’oser nous tenir debout sans soutien. Il n’y a pas d’autre génie, et l’héroïsme même n’est pas autre chose que cette confiance en soi (self-trust)[2]. Rien n’est plus rare que cette simple vertu et rien ne la remplace. Car en tout homme naît un « pouvoir nouveau ». Nul autre que lui ne sait ce qu’il en peut faire et lui-même ne le sait qu’après l’avoir essayé[3]. Pourquoi l’essayons-nous si rarement ? De quoi avons-nous peur ? Le fait est que nous avons peur. Nous renonçons à notre pensée parce qu’elle est à nous. L’homme n’ose pas dire : « Je pense, je suis. » Il n’ose pas s’épanouir comme la rose et le brin d’herbe.

« Touchante modestie », dira Nietzsche, et par laquelle nous méconnaissons que le problème de toute existence est posé en nous-mêmes et que la science la plus importante est l’art de vivre, « Ton salut est plus important que toute autre chose », voilà ce que savaient les chrétiens et ce que ne savent plus les modernes incrédules. Pourtant il n’y a pas d’institution que nous ayons à respecter plus que notre âme propre.

  1. Schopenhauer als Erzieher, § 1— (W., I. P— 387.)
  2. Emerson, Heroïsm. (Essays, I, p. 200.) Nous citons Emerson dans la Riverside Edition (Boston, 1887, 11 volumes.)
  3. Emerson, Self-Reliance. (Essays, I, p. 44.)