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raine de l’âme. Il n’y a de lumière divine qu’en nous et tant que nous vivons[1].

Et de même, puisque nous vivons d’une fausse vie religieuse, notre pensée encore, selon Emerson, est corrompue en son fond et notre art est frelaté. La décadence de la vie de l’esprit n’a qu’une cause, si multiples qu’en soient les formes. Le grand ennemi de toute vie originale de la pensée, c’est ce même esprit traditionaliste. La première tradition par laquelle l’homme se lie est la vénération de ses propres actes et de ses propres pensées. Ainsi notre passé enchaîne notre pensée vivante, et nous nous faisons gloire de cet esclavage. Comme Montaigne, Emerson se gausse de cette sotte et maniaque constance. Les petits hommes d’État et d’Église, les petits philosophes l’exaltent. Pourquoi cependant traîner derrière nous ce fardeau de la mémoire comme un boulet ? Qu’est-ce qui empêche, si les hommes ne veulent retenir de nous que nos opinions passées, de les leur abandonner, comme Joseph abandonne son manteau aux mains de la femme adultère[2] ? Disons aujourd’hui en termes forts ce que nous pensons, et demain faisons de même, et n’ayons aucun souci de la contradiction. Ainsi Nietzsche, dans la II° Intempestive, considérera comme un signe de bonne santé intellectuelle l’ignorance et l’incurie où les simples sont de leur passé et de tout le passé, et cette vie dans la pénombre de la conscience, dénuée de souvenirs, mais d’autant plus propre à enfanter des pensées nouvelles.

Et il n’en va pas autrement de notre vie d’art. Emerson ne nous pardonne pas qu’elle soit instable et imitative. Nos maisons sont bâties d’après un goût étrange et antique. Nos goûts s’appuient sur le passé. Notre pensée imite de

  1. Emerson, Self-Reliance. (Essays, I, p. 59.)
  2. Ibid., I, p. 52.