Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/354

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vieux modèles[1], Pour quels motifs ? Pourquoi copier le dorique et le gothique ? Pourquoi imiter les poètes anciens ? Shakespeare serait-il grand s’il avait consenti à imiter ? Où est le maître qui lui aurait donné des leçons ? La beauté, le mode approprié, l’expression juste ne sont-ils plus à notre portée ? Ne pouvons-nous plus observer ce qui doit être au juste la création nécessaire de l’esprit sous tel climat, sur tel sol et pour répondre à tel besoin social ? Il suffit d’un peu de sincérité dans l’observation et dans l’art de rendre ce qu’on a observé. Il n’y a rien que de nécessaire dans l’art, et cette nécessité peut être aperçue par la raison. C’est la nature qui a plus grande part dans les grandes œuvres de la plastique et de la poésie. Elle est source de nouveauté éternelle.

L’architecte, disait Gœthe, qui le premier observa comment se groupe le peuple autour d’un spectacle dans la rue, les premiers formant cercle, les tard venus montant sur les bornes, les derniers grimpant aux rebords des fenêtres, nota la forme de coupe creuse que prend naturellement la foule des spectateurs et bâtit le Colysée. Ainsi la poésie, toute libre en apparence, a elle aussi des racines profondes dans la vie d’un peuple, dans une foi, un enthousiasme social. La tragédie grecque est faite des pleurs et des sourires vivants d’un vrai peuple. Et nous, n’aurons-nous donc pas notre foi, notre enthousiasme ? Quand nous l’aurons, comment le Massachussets lui-même ne serait-il pas une Grèce nouvelle[2] ? Mais de toutes ces idées, dont aucune n’est absente de Nietzsche, aucune n’a marqué sur lui davantage que cette définition émersonienne du style, conçu comme une unité d’esprit, qui relie les manifestations d’art d’une même époque. Le

  1. V. M. Dugard, R. W. Emerson, p. 294 sq.
  2. Emerson, Society and Solitude, p. 52.