Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/356

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dont il est le centre. Il n’a pas refusé avec plus d’énergie d’appeler devoir les choses graves que nous appelons de ce nom.

II. La régénération. — Que faut-il donc pour atteindre à la vraie religion, à la vraie pensée, à la vraie vie de l’art, à la vraie moralité ? Fortifier l’énergie intérieure. Elle rompra ces entraves factices. C’est ce qu’on appelle avoir du caractère. Jamais Emerson ne fut plus près de Nietzsche qu’en définissant ce fait magique, mais très constatable. Avec évidence, affirme-t-il, une nature élevée domine les natures inférieures ; elle les engourdit comme d’un sommeil hypnotique[1]. On dirait un fleuve de commandement qui s’écoule des yeux de celui qui commande. Pouvoir naturel, fluide pénétrant comme la lumière et la chaleur. La présence d’une personne et non d’une autre se perçoit aussi simplement que celle de la pesanteur. À cet ascendant, personne ne résiste. Ce n’est pas une question de talent. C’est l’autorité, le regard qui châtie, et que l’on a ou que l’on n’a pas. Sans jalousie, sans résistance, cet impérieux regard entraîne l’obéissance. La volonté coule du tempérament des forts dans le tempérament des faibles, comme l’eau d’un plateau coule dans la vallée[2]. Un homme fixe les yeux sur vous, et les tombes de la mémoire s’ouvrent en vous et rendent leurs morts. Il faut que vous livriez vos secrets malgré vous. Un autre survient : Il semble que vous ne puissiez plus parler. Vos os semblent avoir perdu leurs cartilages. Ainsi Emerson croit déjà que « la seule chose formidable dans le monde est une volonté ». La société est servile parce qu’elle manque de volonté. Une énergie indomptable la domine sans moyens matériels et d’elle-même devient législatrice. Les appré-

  1. Emerson, Self-Reliance. (Essays, II, p. 480.)
  2. Ibid., Il, p. 82.