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amor fati que Nietzsche avait appris chez Gœthe et chez Schiller ?

Car cette fatalité implique amélioration constante. Sa direction imprimée au tout de l’univers, comme à toutes ses parties, les pousse à s’accroître[1]. C’est le sens de la lutte pour la vie. Si cruelle aux individus, elle se justifie, comme l’avait vu Gœthe, dans l’orageuse magnificence de l’ensemble. Elle atteste une volonté en voie de quitter les entraves d’une organisation qui l’ont pendant longtemps retenue prisonnière. Mais qu’est cela, si ce n’est encore une fois l’appétit universel de la force, le Wille zur Macht ?

Cette philosophie d’Emerson a cela de commun avec le romantisme allemand tout entier et avec la dernière philosophie de Nietzsche, qu’elle est irrationalisle. La raison n’atteint pas aux abîmes du pouvoir. La raison n’existe pas à vrai dire. Pour Emerson, l’exhalaison du pouvoir profond qui est dans les choses s’appelle l’âme, et cela nous apparaît incessamment dans l’observation psychologique de nous-mêmes. Chez Emerson, comme chez Novalis ou Schopenhauer, l’intelligence est peu de chose auprès de la volonté. Aucune idée ne suffit à rien accomplir. Cela importe beaucoup pour l’avenir ; car il ne suffit plus alors qu’un homme trace le plan, même très logique, de la nouvelle cité sociale pour qu’elle réussisse. Une telle tentative demeurerait une abstraction transportée en pleins champs, s’il y manquait la force, le génie latent. Il ne suffit pas que l’intelligence aperçoive les maux sociaux et leurs remèdes. Agir par raison, ce n’est pas travailler pour la durée : Il nous faut atteindre jusqu’au mouvement profond des choses par un heureux instinct. Nietzsche tout pareillement attachera

  1. Emerson, Fate. (Conduct of Life, p. 33.)