Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/362

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des hommes une gangue dure, étrangère à lui, une croûte disposée par les époques, sans caractère propre, où l’homme est emprisonné. La vitalité intérieure grandit librement, d’une croissance divine. Elle absorbe en elle de la force par constante endosmose.

Pour Emerson, telle devrait être à travers les âges la biographie de tous les hommes : un dépouillement, une chute perpétuelle de circonstances mortes, semblable au changement journalier que nous faisons de nos vêtements. Mais combien de fois Nietzsche a-t-il parlé de cette mue de l’âme par laquelle elle se dépouille ; de cette brisure du coquillage ou de l’écorce qui enserre sa croissance ?

Est-ce à dire que nous disposions d’une liberté si absolue « qu’un doigt d’enfant puisse faire tomber le soleil » ? Cette doctrine serait aussi éloignée de la pensée d’Emerson que le serait celle d’un déterminisme oppressif. Il y a harmonie exacte entre la valeur de chacun et sa destinée. Si nous méritons de vivre, nous avons une force de magnétisme qui fait que les éléments sont nos serviteurs. Sinon, c’est que nous sommes déjà sur le point de nous dissoudre dans les éléments naturels.

Quelle raison avons-nous pourtant qui fonde cette croyance ? C’est ici une importante similitude entre Nietzsche et Emerson, et qui montre combien ils sont tous deux élèves de Fichte. Pour eux, la philosophie qui a notre adhésion provient d’un besoin vital. Il ne faut pas croire que nous soyons libres du choix d’une croyance. Notre foi philosophique révèle si nous méritons ou non de vivre. Pour Emerson, une philosophie se justifie si elle est fortifiante. La sienne, croit-il, est mère d’héroïsme. Croire au destin défini comme il l’entend, c’est conspirer avec lui ; c’est se résigner avec amour aux événements. Nous puisons dans la fatalité entrevue un courage qui lui ressemble. Or, n’est-ce pas là une nuance nouvelle de cet