Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/366

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Si nous admettons que Jésus a eu plus qu’un autre l’expérience intérieure de la vie divine, il est bien évident que pour lui l’immortalité n’est pas dans la durée : Elle est dans la justice, dans l’amour, dans les attributs de l’âme. C’est le présent des actes qui est pour lui l’infini. De même il n’a pu enseigner la prière. Ces enseignements sont le fait de ses disciples. Nietzsche, renseigné par une exégèse dont nous dirons l’origine, précisera qu’ils sont le fait de l’apôtre Paul. Mais Nietzsche, comme Emerson, soupçonne dans ces superfluités une arrière-pensée matérialiste. Prier, c’est demander une addition de biens par des moyens étranges qui n’ont rien de commun avec notre mérite ; c’est donc bassesse et vol. Quand l’homme se sent un avec Dieu, qu’a-t-il à demander ? La prière vraie devrait consister à travailler, à labourer ou à ramer, et à se faire entendre, par des actes, de la nature entière. En dehors de cela on ne peut justifier que la contemplation haute, le monologue d’une âme joyeuse et extasiée[1], et ce n’est pas Zarathoustra qui y contredira.

De cette cime où nous sommes parvenus, nous découvrons enfin la vraie moralité. Elle n’est pas celle de la conformité, admise par le troupeau. Ce n’est pas trop dire que d’appeler la doctrine d’Emerson un immoralisme. La vertu, telle qu’il l’admet, est tout d’abord la négation de la vertu vulgaire. Être vertueux, ce n’est donc pas agir de façon à éviter le remords : car il ne faut pas avoir de remords. Et la vertu ne consiste pas non plus aller à ceux qui pleurent et à pleurer de concert avec eux. Il vaudrait mieux par des chocs rudes et électriques leur communiquer la santé de l’âme[2]. Nietzsche n’aura pas une moindre haine de l’altruisme et il exigera une sincérité dure et dénuée de sympathie pour les faibles.

  1. Emerson, Self-Reliance. (I, p. 67.)
  2. Ibid., l, p. 39.