Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/368

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conduire forcément les autres hommes, les cités, les nations, les rois[1]. Vertu tout intérieure, impénétrable et qui ne se mesure pas aux œuvres. Les œuvres sont des exceptions. C’est dans toute notre vie que doit être le bien, continuellement.

Aimer, quand on aurait son grenier vide, c’est enrichir tout de même celui qu’on aime. Car tout acte de l’âme est contagieux, est déversement d’une âme dans toutes les âmes, est don de soi. Et même à vrai dire il n’y a pas d’autre vertu que de se donner. On croit entendre déjà les formules pathétiques de Nietzsche sur « la vertu prodigue », die schenkende Tugend. Ou plutôt ce n’est pas une vertu particulière que nous avons alors atteinte. Quand on a déchiré les minces écorces du fini et du visible, on ne se contente plus de l’acte particulier ni de la vertu particulière. On atteint à la région de toutes les vertus. L’âme veut la pureté, mais la pureté n’est pas toute l’âme ; de la justice, mais la justice n’est pas toute l’âme ; de la bienfaisance, mais l’âme est quelque chose de mieux. De sorte que nous sentons se produire en nous une espèce de chute, nous nous sentons souillés par une compromission quand nous cessons de parler de la nature morale pour recommander une vertu qu’elle contient. La moralité vraie est intégrale ; elle vient du cœur, et de ce qui est, au fond de nous, simple impulsion divine.

Or, si l’âme transforme la croyance et la conduite morale, comment ne transformerait-elle pas aussi l’art et la pensée ? Les vices, par où sont adultérés l’art et la pensée, ne sont-ils pas les mêmes qui altèrent la croyance religieuse et la moralité ? Toute littérature presque est d’imitation. Tout art presque procède du dehors, reproduit une œuvre antérieure ou un objet naturel, du point de

  1. Emerson, Self-Reliance. (Essays, I, p. 61.)