Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/369

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vue où serait placé devant cette œuvre ou cet objet un spectateur extérieur. Or, comme la morale d’imitation n’est pas de la morale, ainsi l’art d’imitation n’est pas de l’art. Il faut parler du dedans. Toute virtuosité imitative est vaine au regard du sentiment profond[1], devant la simplicité forte du verbe intérieur.

Emerson se plaint que de tout cela rien ne se trouve dans la littérature d’aujourd’hui. On trouve une habileté toute manuelle et un enivrement factice. Chez les meilleurs, le métier, le fini de la facture, la fine ciselure sont le principal. Leur talent est fait d’une faculté spéciale exaspérée : Ils ressemblent à des athlètes difformes, qui tirent leur force d’une musculature disproportionnée. Ou bien encore, pour se stimuler, pour s’ouvrir un passage vers la vision intérieure, ils usent d’excitants, de vin, d’hydromel, de narcotiques. Ils essaient par des artifices de violer les secrets de la nature. Mais ceux qui se servent de ces nectars frelatés et essaient de forcer l’inspiration, prouvent qu’ils n’ont pas connu la forte liqueur de la pensée. Le poète véritable n’a pas besoin des sorcelleries de l’opium et du vin. « Il boit de l’eau dans une écuelle de bois. » Les révélations de l’invisible ne surgissent que pour l’âme pure dans un corps chaste. C’est l’esprit du monde qui se manifeste par elles, c’est la présence calme et grande du Créateur qu’elles attestent. Au mysticisme près, n’est-ce pas là le jugement de Nietzsche ? Dans la période de la plus grande froideur rationaliste, n’a-t-il pas dit, lui aussi, que le génie estimé présentement est surtout une hypertrophie d’une qualité au détriment de celles qui sont anémiées ? N’a-t-il pas dit alors que trop souvent une faculté-vampire absorbe toutes

  1. Emerson, The Oversoul. (Essays, I, pp. 228-230.)