Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/371

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la force de prendre modèle sur de grands exemples. La IIe Considération intempestive n’a pas d’autre sens. Les grands esprits nous révèlent à nous-mêmes tels que nous sommes et tels que nous serons. Il ne faut pas, selon Emerson, de grands hommes et d’hommes inférieurs : Il n’y a que de grandes inspirations, et elles sont communicables. « Ce que Platon a rêvé, nous pouvons le rêver ; ce que Michel-Ange a senti, nous pouvons le sentir[1]. » Nous disposons à quelque degré de la même force que tous ces génies ; et notre tâche n’est pas de leur emprunter leur œuvre, mais de laisser agir en nous, pour vivre des jours nouveaux, aussi grands que les leurs, la force non encore tarie où ils ont puisé.

Tout compte fait, c’est à la doctrine émersonienne, modifiée par son lamarckisme, que Nietzsche est revenu, dans son dernier système. Le problème le plus secret que pose son œuvre sera de savoir comment il peut concilier une doctrine mystique avec le transformisme contemporain. L’exploration des sources où il s’alimente peut permettre d’approcher par degrés du problème. Elle ne le résoud pas seule. Mais tout mysticisme admet que l’âme, en accueillant ces courants de pensante activité dont l’univers la baigne, se dilate jusqu’à rompre les limites de la conscience. L’extase dionysiaque, dont Nietzsche fera l’analyse en parlant des Grecs, est-elle sans analogie avec l’extase chrétienne et avec cet enivrement artiste dont parle Emerson ? Nietzsche n’a besoin, pour être tout près de son devancier, que de renoncer à son rationalisme d’un temps et de retourner, en finissant, à sa croyance illusionniste des premiers jours.

Emerson, nous l’avons vu, avait donné un nom à cette

  1. Voir pour tout ceci l’analyse de Mlle M. Dugard, R. W. Emerson, p. 196 sq. ; et tout l’essai intitulé Success dans Society and Solitude.