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âme impersonnelle qui vit dans tout grand esprit religieux, dans le grand héros moral comme dans le grand génie et qui double son esprit. C’est elle qu’il appelait l’âme suprême (Oversoul), et elle était, pensait-il, le « cœur commun » de la nature et de l’humanité. Il pensait que toute pensée fausse serait tôt ou tard annihilée par l’apparition de cette âme radieuse. C’est pourquoi, disait-il, nous pouvons espérer en l’avenir[1]. Mais cette espérance d’Emerson diffère-t-elle beaucoup de celle de Nietzsche ? C’est l’espoir d’une absorption plus complète, par notre âme propre, de cette grande âme commune[2]. Le siècle, dit Emerson, s’éveille seulement à la conscience de cette force qui descend. Peut-être n’est-elle jamais descendue jusqu’ici que sur quelques-uns et incomplètement. Et cette formule d’Emerson nous aide à comprendre la pensée de ce que sera chez Nietzsche la sélection de l’humanité nouvelle.

Pour Emerson, l’histoire du passé a été mesquine. Nos nations n’ont été que des populaces. Nous n’avons jamais vu un homme : (We have never seen a man)[3]. Nietzsche dira dans le même sens : Niemals noch gab es einen Uebermenschen. Tous deux pensent que nous ne connaissons pas encore cette forme divine. Nous n’en avons eu que des pressentiments et des prophéties. Toute la grandeur qui nous est déjà apparue n’est qu’un commencement. Le plus grand de ceux qui ont existé, dit Emerson, est un homme qui ne dut rien à la fortune et qui fut supplicié au gibet. Sa vie est une défaite, et cette défaite pourtant est notre plus haute prouesse. C’est en ce sens que Nietzsche un jour pourra dire de Jésus que, malgré la hauteur de son âme, il est un décadent. Car il a voulu sa

  1. Emerson, The Oversul. (Essays, I, p. 214.)
  2. Ibid., (Essays, I, p. 229.)
  3. Ibid., Character. (Essays, II, p. 95.)