Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/39

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toire, mais il a été exempt de la « maladie historique ». Sans avoir connu Lamarck, il est un lamarckien vrai. Son étude des milieux et des résidus a un objet pratique : définir les échelons que franchit l’élan vital des foules ou des individus ; deviner le stimulant du dehors auquel a répondu et répondra toujours le besoin interne. Le texte où Gœthe dit « sa haine de tout ce qui l’instruit sans intensifier son activité et sans lui donner de la vie » n’ouvre pas sans raison la IIe Intempestive sur l’Utilité et les inconvénients de l’Histoire[1].

S’il y a plus d’une ressemblance entre la jeunesse de Gœthe et la jeunesse de Nietzsche, voilà donc la similitude la plus forte : leur commune conviction au sujet de la solidarité entre toutes les manifestations de la pensée ; et cette solidarité est celle de la vie. Plonger jusqu’aux sources de la vie, par une extase enivrée, où nous en saisirions vivantes toutes les forces germinatives ; et de cette révélation tirer la justification de notre activité d’art et de science, n’est-ce pas là la préoccupation de Gœthe, depuis les premiers monologues de Faust jusqu’aux poèmes de la vieillesse ? Mais autant dire que l’idée d’une union nécessaire entre l’esprit dionysiaque et l’esprit apollinien a en Gœthe un précurseur. Et ce sont les textes précisément de la jeunesse de Gœthe qui ont poussé Nietzsche dans le darwinisme prudent où il s’abrita durant la crise de 1876 à 1882. « L’art, disait alors Gœthe, naît des efforts de l’individu en vue de se maintenir contre la puissance destructrice de l’ensemble. Déjà l’animal se sépare et se protège par ses instincts industrieux. L’homme, sa vie durant, se fortifie contre la nature, afin d’en éviter les maux multiples[2]. » Mais l’art dont parle Gœthe, c’est tout l’effort

  1. Nutzen und Nachteil der Historie. Préface (I, 279).
  2. Gœthe, Frankfurter Gelehrten-Anzeigen (article sur Sulzer), t. XXXIII, 16.