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des vivants destiné à leur acquérir une expérience qui les gare, un système d’illusions capables de les protéger contre les vérités trop cruelles, un ensemble de mesures actives de protection. La hutte de madriers mal dégrossis que Prométhée enseigne à bâtir aux premiers hommes les garantit contre la plus cruelle détresse. Mais les « murailles de cristal » que l’homme élève sous le nom de science et d’art sont pareillement des abris pour notre individualité et pour le peu que nous avons su recueillir de bonheur épars et de beauté dispersée. Cette audacieuse hypothèse psychologique par laquelle Nietzsche identifiera sous le nom d’esprit apollinien l’intelligence scientifique à la fois et l’imagination plastique, toutes deux préoccupées de tracer des contours exacts et de délimiter des existences individuelles, se trouve donc avoir en Gœthe un premier théoricien.

Inversement, Faust est le symbole épique et lyrique de cette aventure de l’esprit qui essaie de retremper la connaissance dans l’extase ou dans l’action, mais en tous les cas aux sources mêmes de la vie. Les appréciations de Nietzsche sur le Faust flottent au gré des souffles qui font dériver son système entier dans une marche continue, mais sinueuse. Au temps où il glorifie le pur héroïsme schopenhauérien de la vérité, Nietzsche reprochera à Gœthe de ne pas avoir su peindre « le révolté et le libérateur insatiable, la puissance négatrice par bonté, le génie en quelque sorte religieux et démoniaque de la Révolution »[1]. Il lui en veut de sa répugnance « pour toute violence, pour toute brusquerie, c’est-à-dire pour toute action ». On peut trouver excessive cette sévérité. On peut trouver dénuées d’atticisme les plaisanteries qu’il copie dans Taine, sur ce docteur des quatre facultés qui,

  1. Schopenhauer als Erzieher, § 4 (I, 426)