Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/41

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pour mettre à mal une petite couturière, a besoin d’appeler à l’aide le diable en personne[1]. Il se méprend alors de gaîté de cœur sur le sens du second Faust, plaidoyer prodigieux qui prétend disculper le héros, suborneur et meurtrier, complice d’assassinat et d’infanticide. Car les qualités et les vices qui l’ont traîné dans cet abîme de misère morale font de lui aussi le restaurateur même de la civilisation hellénique, le général napoléonien qui tire de cette impeccable magie noire, la stratégie, le secret des victoires infaillibles. Elles le poussent à fonder des cités, à coloniser des territoires vierges qu’il conquiert sur la mer refoulée, pour l’épanouissement d’une libre humanité. Combien Nietzsche sera plus juste quand, discernant dans Faust le récit symbolique de sa propre aventure intellectuelle, il écrira : « Faust nous apparaît comme l’exposé de l’énigme la plus impopulaire que les temps modernes se soient proposée : celle de l’homme d’étude assoiffé de vivre[2] ! » Il veut dire que l’homme de science moderne est mutilé, spécialisé à l’excès, éloigné de la foule par son goût de la méditation abstraite. À ce penseur solitaire et désespéré de sa solitude, Nietzsche oppose l’artiste wagnérien ; à cette science spéculative et étiolée, il oppose un art à ce point rayonnant de lumière et de flamme que les plus humbles et les plus pauvres en éprouvent le bienfait. Comment ne pas songer que, pour Nietzsche aussi, la science et la libre pensée nouvelles doivent transformer en son fond toute la vie et la vie de tous ? Or, le Faust de Gœthe, à mesure qu’il avance, manifeste plus explicitement cette croyance.

Mais quand il serait vrai que Faust reste en deçà de la

  1. Taine, Histoire de la littérature anglaise, 1863, t. III, 576. — Der Wanderer und sein Schatten, § 124 (W., XI, 264).
  2. Richard Wagner in Bayreuth, § 10 (I, 581).