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triple enthousiasme de croyance philosophique et de croyance d’art fortifiée par l’exemple antique, pour créer la Burschenschaft[1].

Il y a sans doute dans le classicisme de Schiller une sorte de sentiment aristocratique ; mais c’est un aristocratisme humanitaire. Il n’exclut pas les foules de l’enseignement moral et social qu’il donne ; mais il croit que, pour le présent, les hommes capables de prêcher d’exemple sont en petit nombre. C’est en un sens analogue que le livre capital de Nietzsche sera un jour appelé par lui « un livre pour tous et pour personne ». La première tâche de l’âme d’élite, et en particulier du poète, est de déclarer la guerre à son siècle. Cette doctrine a été léguée par Schiller à ses continuateurs Hœlderlin, Schopenhauer et Wagner : mais c’est dans Schiller et dans Gœthe que Nietzsche l’a pour la première fois méditée. Il est impossible de formuler plus clairement le précepte de l’hostilité nécessaire contre le temps présent que n’a fait Schiller dans la IXe Lettre sur l’Éducation esthétique du genre humain. « Comment l’artiste se sauvera-t-il de la corruption de son temps ? En en méprisant le jugement. » Mais il sen ira dans la solitude et sous un ciel lointain se nourrira de la substance d’une époque plus forte. Puis il reviendra porteur d’une vérité belliqueuse. « Et ainsi, il retournera dans son siècle, figure étrangère ; non pas pour le réjouir par sa vue, mais, terrible, comme le fils d’Agamemnon, pour le châtier. » Cette notion de « l’intempestivité » du grand homme, salutaire à ceux-là mêmes qu’il châtie, Nietzsche la devra d’abord aux classiques de Weimar. Et c’est d’eux qu’il a appris que l’hostilité contre la société présente se justifie par la comparaison avec la civilisation grecque.

  1. Ibid.{W., IX, 417).