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mémoire dans les ténèbres de l’instinct ; et comment, de cet état de discontinuité intérieure où le monde entier à tous les instants s’éteint et renaît du néant, elle passe par degrés à la notion de ce qui, sans cesser de vivre dans la durée, donne l’impression de l’éternel. Ce sera une culture de la réflexion qui n’ira point sans rechutes. Schiller nous enseigne que l’apparition de la raison n’est pas encore l’humanité intégrale. La raison primitive s’appliquant aux intérêts matériels ne fait qu’agrandir le domaine des appétits ; imaginer un égoïsme prolongé dans le temps et qui maintient, entre le souci et la crainte, son empire conçu comme la seule durée du bien-être. Cette Aufklärung, dont quelques modernes veulent faire une philosophie nouvelle, n’est ainsi que de la barbarie soumise à des règles ; et toute morale utilitaire relève de cette barbarie à demi cultivée. Le tâtonnement d’une intelligence qui ne s’élève pas au-dessus des choses sensibles n’arrive pas à concevoir l’enchaînement rationnel des causes. C’est pourquoi cette tâtonnante pensée crée l’idole de ce qui est sans cause. Elle s’agenouille dans l’adoration pure du fait et dans le respect du hasard.

Nietzsche n’oublie pas une seule de ces analyses psychologiques, depuis celle de l’état d’esprit discontinu qui est propre à la première animalité, encore tout attachée « au pieu de l’instant présent », jusqu’à celle de la bassesse calculante, née du demi-savoir et qui s’agenouille devant le fait accompli. Schiller a cru très sérieusement qu’il y a deux instincts en nous, légitimes tous deux, dangereux tous deux par leurs excès : la sensibilité et la réflexion. La barbarie primitive débilite l’homme par l’excès brutal de la passion sensible. Notre barbarie moderne le mutile par l’excès du savoir et du calcul et notre morale abstraite elle-même est sans force. La vie fait défaut au jeu de notre intelligence, devenue toute méca-