Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/57

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Si on compare les Lettres sur l’Éducation Esthétique et la doctrine de Nietzsche à l’époque de son premier système, on trouve que, désunis sur la notion qu’il faut se faire des Grecs, ils sont d’accord sur les conditions qui ont amené la civilisation hellénique et en rendront possible le retour. Schiller distinguait ainsi une marche qui allait de la barbarie initiale antérieure aux Grecs à la première civilisation d’art, et une marche qui va de la barbarie nouvelle et réfléchie des modernes à une nouvelle civilisation, dont on doit attendre qu’elle sera à la fois scientifique, morale et esthétique. Entre les deux œuvres civilisatrices, celle qui, de la sauvagerie première, tire l’humanité harmonieuse des Grecs et celle qui, de la dépravation moderne, doit tirer la Grèce nouvelle à venir, quel est le rapport ? Elles consistent l’une et l’autre à achever une humanité imparfaite. On peut dire que Schiller a conçu la civilisation qui est sortie des « fauves blonds » primitifs, comme Nietzsche la concevra. Ainsi décrira-t-il l’humanité dans sa période « titanique » antérieure aux Grecs, livrée au besoin pur, sauvagement déchaînée, mais non libre ; esclave, mais non volontaire servante d’une règle acceptée[1] ; ballottée entre l’avidité impérieuse de son égoïsme conquérant et l’angoisse impuissante où la laisse son ignorance des lois naturelles. L’homme est alors le « Titan » décrit dans l’Iphigénie de Gœthe : de musculature énorme et de moelle robuste, mais effréné dans ses appétits furieux.


Es wird zur Wut ihm jegliche Begier
Und grenzenlos dringt seine Wut umher.


L’œuvre de Schiller était de montrer comment l’humanité sort de cette primitive animalité, où elle vit sans

  1. Lettres sur l’Éducation esthétique, XXIVe lettre.