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infiniment le besoin réel, la vie s’affranchit comme par avance des lois de la nécessité. L’imagination humaine, la faculté de se jouer des images indépendamment des lois prescrites par l’expérience ; le goût d’une parure qui enrichira, selon une fantaisie qui ne s’assujettit à aucun besoin précis, les objets même de la plus commune utilité ; l’aptitude aux sentiments délicats qui parent les relations entre les hommes d’une douceur où rien ne reste des appétits brutaux des temps primitifs ; voilà ce qui chez l’homme atteste cette profusion intérieure d’une vitalité affranchie par son énergie profonde. Nietzsche se souviendra de cette théorie quand il dira qu’il y a comme des moments de trêve à l’universel conflit des forces et où notre douleur, un instant charmée, s’apaise aussi, en sorte que notre imagination tout de suite s’épanouit en images radieuses. Il pensera que tout ce qui dans la nature donne ainsi le sentiment d’une profusion, par où se trouve annihilée la mort omniprésente, produit en nous cet enthousiasme qui sur les choses sait projeter de la beauté[1].

De sa philosophie de la beauté, Schiller a tiré des conséquences graves en ce qui touche la civilisation intellectuelle, la naissance du génie, les types permanents de la moralité humaine. C’est là l’importance de son traité De la Poésie naïve et sentimentale. Nietzsche a médité profondément ce traité avant d’écrire son livre sur la Naissance de la Tragédie. Il est parti de la distinction schillérienne qu’il a seulement voulu pousser à bout[2]. Rien n’a été plus éducatif pour Nietzsche que cette psychologie de la réflexion humaine, mise en présence des êtres naturels.

  1. Voir à notre t. III : La métaphysique personnelle de Nietzsche ou philosophie de l’illusion.
  2. « Begriff des Naiven und Sentimentalen ist zu steigern » (W., IX, 210).