Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/66

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de choisir pour objet de ses descriptions des natures qui soient absolument surhumaines et qu’on n’ait pas même le droit de se représenter autrement, il ne pourra se mettre à l’abri de l’exagération qu’en sacrifiant la poésie et en renonçant à rendre son objet par l’imagination. » Il suffit d’un tel avertissement pour que Nietzsche le ressente comme un défi. Le péril l’attire par son immensité. Être un de ceux que Schiller appelle les Grenzstörer, qui errent à travers le siècle, farouches et honnis, mais « marqués au front du sceau de la domination » (das Siegel des Herrschers auf der Stirne), n’était-ce pas une vie enviable, quoique prédestinée à la souffrance et à la haine ? Le symbolisme de Wagner n’était-il pas venu ? Sacrifier la poésie, est-ce impossible quand on dispose de la musique ? Rendre par des mythes humains, comme les Grecs, la pensée infinie, quand cette pensée est présente au sentiment par la musique, n’était-ce pas joindre les formes païennes et naïves de l’expression aux formes de sentiment moderne ? Le temps viendra où Nietzsche croira avoir recueilli seul la mission et le pouvoir de faire pressentir, par les ressources de la poésie, le « surhumain ».

Pour ses débuts Nietzsche en reviendra au genre de l’ « idylle héroïque » glorifiée par Schiller comme la conciliation de la poésie naïve et de la poésie sentimentale[1]. L’innocence réalisée même dans la vie ardente et forte et dans la pensée étendue ; le calme qui vient de la profusion de la force, mais d’une force qui se repose après une vie de luttes ; l’héroïsme vaincu sur la terre, mais accueilli dans l’immortalité : voilà les sujets que Schiller proposait au poète de l’avenir. Héraclès entrant dans la vie divine

  1. Musik und Tragœdie, posth., § 190 (IX, 237) : « Ich denke an den Schillerschen Gedanken einer neuen Idylle. »